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Buffon, son interview dans Vanity Fair en intégralité

Publié le jeudi 10 janvier 2019 à 13:56 par Julien Angeloni
Entre pensées philosophiques et confessions intimes, Gianluigi Buffon s'est confié à la version italienne du magazine Vanity Fair. Un entretien comme on en lit peu. Plongée dans l'intimité de Gigi.

Pourquoi être venu à Paris à 40 ans et souhaitez-vous y rester ?

«Venir à Paris, ça voulait dire couper le cordon ombilical et je pense que le seul moyen de se jauger, c'est de quitter sa zone de confort et se remettre en cause. Si le PSG est d'accord, l'idée c'est de continuer un an de plus. Imaginer une limite, c'est mettre la liberté en cage.

La liberté a été importante pour vous ?

Si j'avais étouffé mes pulsions, je l'aurais mal vécu. Maintenant que je suis un adulte, je donne de la valeur à la folie saine de mes vingt ans. On peut la confondre avec de l'immaturité, mais moi je l’appellerais plutôt liberté. Une liberté nouvelle. En grandissant, tu cherches à l'étouffer avec le sens des responsabilités et tu essaies d'éviter les erreurs passées.

Vous en regrettez ?

Il y a certaines choses dont je ne suis pas fier et d'autres dont j'ai eu honte, mais je ne regrette aucune de mes erreurs parce qu'elles m'ont fait grandir. Je les ai faites car parfois quand tu es immature tu es stupide, mais jamais avec intention de faire du mal. En faisant des erreurs, j'ai à la rigueur plus fait de mal à moi-même.

Et vous vous en accommodez ?

C'est la vie. Il n'y a pas toujours quelqu'un derrière toi pour te protéger, te couvrir, te pardonner. D'ailleurs on ne m'a rien laissé passer, mais je fais le bilan, il ne peut être que positif.

Seulement pour les victoires ?

Parce que j'ai compris que si tu es altruiste et que tu renonces à certaines choses pour récompenser les autres, la vie ne te laisse pas tomber. Si vous cherchez un collègue qui à renoncer à quarante sélections en Nazionale pour faire jouer ses coéquipiers vous n'en trouverez pas un.

Et qu'avez-vous appris ?

Que quand il y a la tempête la meilleure chose à faire c'est de tenir bon. On a essayé plus d'une fois de me blesser ou me faire du mal.

Et ils y sont arrivés ?

Bien sûr, quand on remet en cause ton honnêteté ou qu'on fouille dans ta vie privée comme le feraient des rats dans une poubelle, ça peut te faire très mal. Mais si tu as conscience de qui tu es et confiance en toi, tu te calmes et tu comprends que seul celui qui est au-dessus de nous tous peut juger un être humain.

Qu'est-ce que ça a représenté d'être joueur de foot pour plus de la moitié de votre vie ?

Je n'ai pas eu les expériences classiques des ados, mais j'en ai eu d'autres, belles et formatrices, que je n'échangerais contre aucune autre. Les sacrifices ont payé et ce que tu n'as pas fait à 16 ans tu peux le faire à 25.

Quels souvenirs vous gardez de vos 16 ans ?

Une sensation de toute puissance et d'invincibilité. Je me sentais indestructible, je pensais pouvoir aller au-delà des limites, faire ce qui me plaisait. Et ce pendant dix ans.  Une fois, à mes débuts, on était en tournée aux États-Unis et Nevio Scala, l’entraîneur de Parme, m'a demandé de m'échauffer à la moitié de la seconde mi-temps pour me faire jouer 30 minutes : « Le temps que je m'échauffe le match sera fini », je lui ai dit. Il s'est tourné vers moi et m'a regardé comme personne ne le fera plus jamais. Je l'ai fait exploser de colère et il avait bien raison.

Et ?

J'étais comme ça. J'avais le feu en moi et pour freiner mon impulsivité, ne pas parler trop vite et éviter les ennuis, il a fallu du temps.

C'est vrai que vous avez pris quelques coups de matraques de la police il y a des années ?

C'est une histoire vieille de 20 ans. Après un match j'ai raccompagné un tifoso de Parme. Au péage il y avait un barrage de police. Quand il a vu les gyrophares bleus il s'est volatilisé et je me suis trouvé seul devant eux. Aujourd'hui, je ne commettrais évidemment pas les mêmes erreurs, mais je me reconnais encore en ce jeune capable d'élan de solidarité envers un ami. Même un ami qui fait une erreur.

Un sportif fils de sportif.

J'ai fait un sport de compétition. Et la compétition met à nu la bestialité de l'individu. Il y a des freins inhibiteurs mais pour tenir à distance le stress et les sollicitations nerveuses, les bonnes intentions ne suffisent pas.

Vous avez été une bête vous aussi ?

J'ai fait connaissance d'une bande et si tu veux entrer dans une bande quand tu es jeune, tu dois en connaître les codes. Tu comprends que tu es devenu adulte quand tu as la force de sortir de la bande.

Le vestiaire d'une équipe de foot vit des dynamiques profondément masculines.

Quand j'étais ado, à la mer, les grands m'attachaient les mains dans le dos pour me faire rouler dans le sable. C'était une dynamique profondément masculine aussi, mais ce n’est pas pour ça que je me suis senti harcelé comme ça a pu l'être en maternelle, quand pour protester, me sentant pas à ma place, en dessin au lieu de faire glisser le stylo sur la feuille je préférais la manger. Je ne me suis jamais senti dans la peau de la victime et je n'ai jamais eu de problème à exposer ma masculinité dans un contexte physique. Il y a différentes phases dans la croissance. Certaines compliquées. Je ne voulais pas me sentir plus beau ou plus fort que je ne le suis, mais je savais comment créer une dynamique de groupe. Dans un vestiaire c'est évidemment quelque chose d'important.

Pendant longtemps vous avez suivi la Carrarese (club de sa ville natale) en déplacement.

Ferrara, Bologne, Empoli. Que de souvenirs ! Ce sont les plus beaux, ceux qui me font rire et me donnent de l'insouciance. Comando Ultrà Indian Tips, c'est le nom du groupe de supporters qui suivait la Carrarese, je porte encore le sigle sur mes gants.

Vous rencontriez qui dans le virage?

Des gens dont on parle beaucoup sans les connaître. Des gars normaux. Des rêveurs. Des idéalistes. Des personnes intéressantes et quelques abrutis.

Si vous deviez retenir une image ?

Le nuage de fumée qui entourait les tifosi de Caserta, un brouillard qui ne venait pas des fumigènes, mais de 200 joints allumés en même temps, c'est comme si j'y étais encore.

Vous avez déjà fumé ?

Peut-être que dans ma jeunesse j'ai tiré une taffe sur un joint, mais mes parents étaient sportifs (lanceurs professionnels). Ne pas se droguer, ne pas se doper, se focaliser sur toi-même, ce sont des principes qu'ils m'ont inculqués tôt. A dix-sept ans je savais comment et pourquoi dire non quand on me mettait une pastille sur les lèvres en boîte de nuit. Je ne juge pas, mais si tu es sportif, dire "juste une fois pour voir", ce n'est pas possible. Tu es dans un camp ou l'autre.

Paulo Dybala dit qu'un joueur est toujours seul.

Footballistiquement parlant, c'est absolument vrai. Les coéquipiers peuvent te donner un coup de main mais dans la tranchée il n'y a plus que toi.

Il vous reste des souvenirs de votre dépression ?

La capacité à la dépasser en en parlant avec les autres. J'ai lu que Marilyn Monroe avait raconté la sienne en expliquant qu'elle l'avait traversée en observant la vie à travers la fenêtre d'une limousine. Ça ne m'a jamais convaincu. Si je n'avais pas partagé cette expérience, ce brouillard et cette confusion avec les autres, je n'en serais peut-être pas sorti. J'ai eu la lucidité de comprendre que ce moment représentait un dilemme

Quel dilemme ?

Un dilemme entre baisser les bras et affronter les faiblesses que nous avons tous. Je n'ai jamais eu peur de les montrer ni de pleurer, ça m'arrive et je n'en ai pas honte. Je parlais de liberté tout à l'heure. C'est ça, savoir affronter une situation délicate coûte beaucoup, mais ça fleurte avec la liberté. Nous ne sommes pas des poupées. Nous aussi on couve un certain mal-être. Pour s'en échapper il faut le corps et l'âme, la tête et les tripes.

J'avais l'impression que les autres ne s'intéressaient pas à moi, mais seulement au champion que j'incarnais

Comment vous vous êtes retrouvé dans cette situation ?

Entre fin 2003 et 2004, plus rien n'avait de sens. J'avais l'impression que les autres ne s'intéressaient pas à moi, mais seulement au champion que j'incarnais. Que tout le monde voulait Buffon, mais personne Gigi. Ce fut une période très compliquée. J'avais 25 ans, je surfais sur la vague du succès et de la notoriété. Un jour, à quelques minutes d'un match de championnat, je me suis approché d'Ivano Bordon, l'entraîneur des gardiens (de la Juve) et je lui ai dit : Ivano, dis à Chimenti de s'échauffer, je n'ai pas envie de jouer. J'avais eu une crise de panique. Je n'étais pas en état de jouer.

Et qu'a-t-il dit ?

De ne pas prendre de décision à la légère. Chimenti a commencé à se préparer et en trois minutes j'ai éprouvé une gêne énorme. L'idée de ne pas réussir à dominer mes émotions m'a énervé et ça m'a fait du bien. J'ai réagi et senti une secousse intérieure. Ivano, je veux jouer le match. J'ai fait appel à ma fierté. J'y ai mis de l'envie, du coeur et mes couilles.

L'Italie n'a pas disputé le mondial. Elle a manqué de couilles et de cœur ? C'est la faute de Ventura, le sélectionneur ?

Quand un projet échoue, il ne peut jamais y avoir un seul coupable. Tous, en commençant par nous les joueurs, avons une part de responsabilité.

On dit que l'équipe n'était pas avec lui ?

C'est une grosse connerie. Ventura a eu tout notre attention et nous l'avons toujours défendu. C'est vrai qu'il s'est senti seul à un moment. Mais peut-être qu'il aurait dû être soutenu par qui de droit. C'est vrai que beaucoup de choses n'ont pas fonctionné comment elles auraient dû. Comme enseignant de football, Ventura m'a vraiment beaucoup plu.

La nostalgie a une valeur pour vous ?

C'est très important pour moi. Ça me ramène à mon premier Super Tele (ballon en plastique mythique pour les footballeurs en herbe), à mon enfance, à la bande de la rue Cardona. A mes amis d'hier qui sont encore mes frères d'aujourd'hui : Buk, Claudio, Marco. Des personnes normales, authentiques, avec lesquelles je pouvais être ironique et rire facilement. Depuis quelques semaines je regarde les vieux Indietro tutta (émission des années 80)...

Vous avez aussi la nostalgie de la normalité parfois ?

Jamais. Je vais la chercher la normalité. C'est chez moi. C'est mon aspiration. C'est vrai que si à mes débuts j'avais été plus humble, je n'aurais jamais fait cette carrière, mais si ensuite je l'avais moins été, j'aurais moins duré. Etre arrogant, sportivement parlant, m'a bien aidé au début.

Vous auriez pu jouer dans un club autre que la Juventus ?

En faisant un choix romantique peut-être que oui. J'aurais aimé à la Carrarese, mais ce n'était pas possible, mais j'aurais quand même fait un choix symbolique, capable de rendre tant de gens heureux, peut-être Genoa ou Lazio. En plus de 20 ans de Serie A, j'ai toujours été accueilli à Rome en ami par les supporters. Avec respect et affection. Je les en remercie encore aujourd'hui et je les porte dans mon cœur.

Certains diront que c'est parce que vous n'avez jamais été de gauche.

Aujourd'hui gauche et droite sont des catégories que j'ai du mal à comprendre. Je ne vois pas ce qu'ils représentent précisément en ce moment, et peut-être que personne ne le voit. Vous me parlez d'un monde qui n'existe plus, d'idéaux qui n'existent plus.

Que pensez-vous du nouveau gouvernement italien ?

Je l'observe. De l'extérieur, de loin on observe mieux. Il me semble qu'ils expérimentent quelque chose d'alternatif. Je veux voir ce que ça donnera.

Vous êtes plus curieux ou inquiet ?

Je suis plutôt curieux. Il en faut beaucoup pour que je sois inquiet et je ne parle pas seulement de la politique bien sûr. Par nature je tends à respecter tout le monde et à regarder le présent et le futur avec confiance.

Je suis un type étrange de 40 ans qui a plus de rêves et d'ambitions qu'étant gamin

Dans les stades italiens on entend des cris clairement racistes. En dehors du stade, comme à Milan, on continue de mourir.

Si un bateau chavire à Lampedusa et qu'il y a 300 morts on est émus et on pense même à adopter les enfants devenus orphelins, mais s'il ne chavire pas on se plaint de l'arrivée de 300 immigrés, on se demande ce qu'ils viennent faire. Ce n'est pas évident de comprendre le contexte de ce qu'il s'est passé à Milan. La haine est un vent obscène, d'où qu'il vienne. Pas seulement dans un stade. Parce que je suspecte le football de n'être qu'un prétexte.

Vous n'avez pas de rancœur ? Peut-être envers la Juventus ?

Ce serait absurde. J'ai passé 17 très belles années. Je remercie la Juve et je pense qu'à Turin ils sont contents de ce que je réalise ici. Je sentais que j'avais encore mon mot à dire. J'ai des rêves à réaliser et je crois qu'il est encore temps.

Vous vous voyez où dans 10 ans ?

J'espère être debout. Si je repense au gamin que j'étais et aux rêves que j'avais, c'est difficile de retenir mes émotions.

Comment vous voyez votre avenir ?

William Vecchi, un entraîneur, disait qu'un gardien ne peut jamais être vraiment optimiste parce que quand il se montre optimiste c'est déjà trop tard. Je peux seulement nourrir de l'espoir.

Comment on fait pour arriver à 41 ans dans votre forme ?

Le talent ne suffit pas, l'insatisfaction aide, se mettre à la place de l'autre console, voir d'autres mondes élargit la prospective.

Gigi Buffon, retardateur.

Je suis un type étrange de 40 ans qui joue encore, qui pense en avoir vingt et qui a plus de rêves et d'ambitions qu'étant gamin.

Vous nous les confessez ?

Je ne préfère pas, sinon qu'est-ce qu'il reste au mystère ?»

NB : Nous publions cette version intégrale de façon exceptionnelle car non-disponible en français.


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